Comment les armes européennes alimentent la guerre dans le monde
Le Yémen lui est entré dans sa septième année de guerre. Sur place, la famine menace. Les États-Unis, le Canada, le Royaume-Uni, l’Espagne, mais aussi la France fournissent ouvertement des armes à la coalition menée par l’Arabie Saoudite.
Ces deux terrains d’affrontement ne sont que deux exemples des dizaines de conflits actifs à l’échelle de la planète. Cette instabilité est-elle alimentée par l’Europe ? Ses exportations d’armes vers les pays en guerre sont montrées du doigt par des journalistes et des ONG.
Ludo Hekman, directeur de l’organisation de journalisme d’investigation « Lighthouse Reports », assure que « quand on regarde bien, on trouve la trace de l’Europe dans pratiquement tous les conflits dans le monde. »
Représentant de l’ONG italienne Rete Pace e Disarmo, Francesco Vignarca renchérit : « En tant qu’Européens, on est choqué de voir que des pays ne puissent pas renouer avec la paix. Mais qui leur fournit les moyens de faire la guerre ? C’est nous ! » souligne-t-il.
« Le danger, c’est que nous, l’Italie, nous ayons fourni les avions utilisés pour attaquer les Palestiniens »
Nous avons choisi d’enquêter sur les dessous de cette industrie en Italie, quatrième exportateur d’armes dans l’Union européenne. Que vend-elle et à qui ? Son industrie de la défense a refusé de nous répondre. Seuls les antimilitaristes nous ont parlé.
Francesco Vignarca nous emmène voir les extérieurs de l’ancienne entreprise Aermacchi qui appartient aujourd’hui au département aéronautique et spatial du groupe Leonardo. « Sur place, il y a le site de fabrication et l’aéroport qui sert notamment pour les tests des avions militaires, » nous précise-t-il. Cette zone dans le nord de l’Italie représente le cœur de la production nationale en matière de défense aérienne.
À Venegono, il arrive que l’on se retrouve devant une barrière semblable à celle d’un passage à niveau sauf que sur place, elle s’abaisse lors du décollage d’un avion militaire. Nous assistons à celui d’un M346, un petit appareil utilisé pour l’entraînement des pilotes.
« Malheureusement, on retrouve le M346 dans l’un des conflits les plus anciens et toujours d’actualité : le conflit israélo-palestinien, » fait remarquer le militant de Rete Pace e Disarmo. « Dès le début, nous avons dénoncé le fait que ces avions étaient utilisés pour former des pilotes qui ensuite, interviendraient peut-être dans les bombardements en Cisjordanie et sur la bande de Gaza, mais aussi parce que ces appareils pouvaient être armés, » explique-t-il.
Francesco Vignarca ajoute : « Depuis des années, le fabricant nous dit que c’est faux, mais aujourd’hui, les preuves sont là et cela ne fait aucun doute, il y a une version « Fighter Aircraft » – « avion de combat », c’est un chasseur bombardier. Donc le danger, c’est que nous, l’Italie, nous ayons fourni aux forces aériennes israéliennes non seulement des avions pour entraîner leurs pilotes à attaquer les Palestiniens, mais aussi les appareils utilisés pour le faire, » estime-t-il.
Des armes italiennes ont servi lors d’un bombardement mené au Yémen
Leonardo est le premier fabricant d’armes d’Italie et occupe le 12ème rang mondial. Il est détenu à 30% par l’Etat italien, son principal actionnaire.
Le groupe a refusé de nous livrer sa version de l’utilisation de ses appareils. Le président de la Fédération des entreprises italiennes de l’aérospatial, de la défense et de la sécurité n’a pas répondu à nos multiples demandes d’interview.
« L’Italie a exporté ces dernières années, plus de 50% de ses systèmes d’armement à des pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord qui sont les pays du monde où les tensions sont les plus fortes, » affirme Francesco Vignarca. « Notre pays exporte des véhicules blindés, des avions, des bateaux, des hélicoptères : ces dernières années, nous avons exporté plus de trois milliards d’euros par an de matériel d’armement et les licences prévoient chaque année, un montant de plus de 5 milliards d’euros, » précise-t-il.
Un documentaire produit en Italie en collaboration avec l’ONG yéménite Mwatana for Human Rights montre à quoi des armes italiennes ont servi : il traite des dégâts d’un bombardement mené en 2016 par la coalition dirigée par l’Arabie saoudite dans le nord du Yémen. Un survivant de l’attaque y explique avoir perdu six personnes de sa famille dont son fils et son petit-fils dans ce raid. Le film évoque aussi ce qu’a découvert un représentant de l’ONG yéménite sur la zone de l’attaque en inspectant des débris d’explosifs. D’après les numéros de série qui y figuraient, des éléments de ces bombes avaient été fabriqués par l’entreprise italienne RWM, filiale de l’Allemand Rheinmetall.
L’Arabie Saoudite a été l’an dernier, le troisième client de l’Italie à l’échelle du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord. Mais le royaume saoudien, du fait de son engagement dans la guerre au Yémen, est le premier importateur mondial d’armement. Ses importations ont augmenté de 61% entre 2016 et 2020.
Les ventes d’armes européennes sont encadrées par des traités
Et il n’y a pas que des armes italiennes utilisées dans ce conflit. Des preuves de la présence d’armes européennes sur place sont apportées par l’organisation « Lighthouse Reports ».
La Belgique, l’Allemagne, la France et l’Espagne font partie des autres pays européens qui ont autorisé les exportations vers l’Arabie Saoudite.
Pressés par les militants pour la paix, l’Allemagne, la Belgique, l’Italie, le Danemark, la Finlande, la Grèce et les Pays-Bas les ont récemment stoppées ou limitées, mais pas la France, premier exportateur européen d’armements et troisième au monde.
Amnesty International affirme détenir des preuves de la vente par la France d’équipements militaires à la coalition menée par l’Arabie Saoudite : artillerie, munitions ou encore véhicules de combat.
Les ventes d’armes européennes sont-elles autorisées quel que soit leur destinataire et quelle que soit la situation d’un pays donné ? En réalité, non. Les conflits et les atteintes aux droits de l’homme font partie des critères qui devraient en théorie, empêcher les exportations selon plusieurs traités internationaux.
Les principaux sont le Traité sur le commerce des armes des Nations Unies et la position commune du Conseil de l’Union européenne. Tous deux réglementent rigoureusement les exportations d’armes et s’alignent sur les mêmes principes. Le premier stipule qu’un pays ne doit pas autoriser les transferts d’armes s’il a connaissance que celles-ci pourraient servir à commettre un génocide, des crimes contre l’humanité, des infractions graves aux Conventions de Genève ou être utilisées contre des civils. Selon le deuxième, les « pays de destination finale » doivent respecter les droits de l’homme. Les États membres doivent refuser toute licence d’exportation de technologie ou d’équipements militaires qui provoqueraient ou prolongeraient un conflit armé.
« Des brèches existent pour les entreprises » selon une eurodéputée
Malgré ces réglementations, la carte des exportations européennes d’armement montre une toute autre réalité. La France, l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie sont les principaux exportateurs de l’Union européenne.
Ces cinq dernières années, les premiers clients de la France hors d’Europe ont été l’Égypte pour 6,4 milliards d’euros et l’Arabie saoudite (6,1 milliards d’euros). Mais elle a également vendu des armes aux Émirats arabes unis, à l’Algérie, au Pakistan, à Israël, à l’Éthiopie, ainsi qu’à l’Afghanistan, au Burkina Faso, au Venezuela et à la RDC parmi une série de pays en crise ou en guerre.
L’Allemagne a exporté vers l’Égypte, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, mais aussi vers des pays comme le Soudan du Sud et la Somalie. Une partie des exportations de l’Espagne et de l’Italie se sont dirigées vers les mêmes destinations.
Comment est-ce possible ? Les experts s’accordent sur un point essentiel : la mise en application est le maillon faible de tous les traités internationaux et des lois nationales. L’eurodéputée verte, Hannah Neumann, l’a très bien expliqué en séance plénière le 14 septembre dernier.
« Nous avons une position commune du Conseil de l’Union sur l’exportation d’armes, mais il y a 27 interprétations nationales, 27 systèmes d’exportation et des stratégies de vente qui sont de plus en plus différentes entre les États membres, » a-t-il souligné devant le Parlement à Bruxelles.
Recontactée par euronews, Hannah Neumann nous précise son point de vue : « La position commune est juridiquement contraignante, mais pour l’instant, l’Union européenne n’a aucun moyen de la faire respecter. Ce sont les États membres qui décident du type de licences qu’ils accordent pour l’exportation d’armes, mais les systèmes des États membres sont très différents les uns des autres et cela a créé de nombreux problèmes dernièrement parce qu’il y a énormément de brèches pour les entreprises et c’est exactement ce que nous devons arrêter au niveau politique, » lance-t-elle.
L’industrie de la défense est vue comme un secteur stratégique par les gouvernements. Malgré la pandémie de Covid, les ventes d’armes sont restées proches de leur niveau le plus élevé depuis la fin de la guerre froide. Les importations du Moyen-Orient sont celles qui ont le plus augmenté ces cinq dernières années, principalement du fait des achats de l’Arabie Saoudite (+61%), de l’Égypte (+136%) et du Qatar (+361%).